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Homère psychanalyste





Après tout, psychanalyse, c’est du grec, et l’analyse des passions, inconscientes par définition, a commencé avec Homère.

Une guerre mondiale provoquée par un enlèvement ? L’Iliade serait-elle une mièvre bluette ? Ce serait mal comprendre le vieux poète. Quand Homère raconte l’histoire d’hommes jaloux qui en viennent à se battre pour une femme, si belle soit-elle, c’est en réalité sur des rivalités d’amour-propre qu’il veut attirer l’attention. Cela est montré trois fois :

1) Tout a commencé avec les noces de Thétis et de Pélée, les parents d’Achille, auxquelles on a oublié d’inviter Éris. Aussi outragée que la fée Carabosse de La Belle au bois dormant, Éris se vengea en organisant le fatal concours de beauté : la pomme d’or pour la plus belle !

2) Héra, à laquelle fut préférée Aphrodite, est une autre femme blessée dans son amour-propre, et qui n’aura de cesse d’attiser le ressentiment des Achéens contre les Troyens qui ont enlevé Hélène. D’autant qu’il y avait eu de la triche : Aphrodite avait corrompu l’arbitre en lui promettant l’amour d’Hélène contre la pomme.

3) Le sujet de l’Iliade est moins la guerre de Troie, dont ne sont racontés ni le commencement ni la conclusion, que le récit d’une querelle interne au camp achéen, provoquée par la terrible blessure d’amour-propre éprouvée par Achille qui a été défavorisé devant tout le monde au moment du partage des belles captives. Les rivalités des Achéens éclatent lors de la distribution d’un butin de guerre qui comporte des richesses et des filles. Cette fois, c’est pour la possession de la belle Briséis qu’Achille et Agamemnon se déchirent. On a commencé par attribuer Briséis à Achille et voici qu’Agamemnon la lui reprend !

Péguy a raison de remarquer qu’Homère est plus neuf que le journal du matin. C’est une forte sensation de familiarité qu’on éprouve immédiatement à la lecture du chant I de l’Iliade. Un imprévu fait dégénérer une scène de répartition. De vieilles rancunes remontent à la surface. Pour arrêter une épidémie de peste qui décime l'armée, Agamemnon a dû rendre à son père la captive qui lui avait été attribuée. Mais il serait inconvenant que le général en chef demeure sans butin alors que tous les autres guerriers ont été bien pourvus !

- Tant pis pour toi, lui dit Achille, il ne reste aucun lot à répartir : tu n’avais qu’à accepter la rançon du prêtre !

- Tu n’as qu’à donner la tienne, de captive, réclame Agamemnon !

Les deux hommes ne s’aiment pas. Ils se jalousent depuis longtemps. Achille argumente qu’au combat, c’est lui qui fournit l’effort décisif, et qu’il n’a aucune part personnelle dans cette guerre, alors qu'Hélène est la belle-sœur d’Agamemnon. De plus, ce dernier a manifesté une dureté choquante envers le prêtre d’Apollon venu le supplier de rendre sa fille en échange d’une immense rançon. [Ah, Scipion !]

Des circonstances complexes sont exploitées par chacun pour alimenter cette querelle dans laquelle chaque lecteur reconnaît immédiatement les siennes. Bien sûr, ces captives sont très jolies (« plus belle que ma propre femme », va jusqu’à dire Agamemnon ) et chacun s’est attaché à la sienne, mais le texte souligne que ce butin est aussi la « part d’honneur » de chacun. Achille va pleurnicher dans le sein de sa mère comme un enfant : « Agamemnon vient de me faire un affront (étimésèn) ! Il m’a pris, il me retient ma part d’honneur (géras) ! » (Chant 1, vers 356), « Et en plus devant tout le monde ! », ce que Thétys ira répéter textuellement à Zeus (vers 507) pour le décider à intervenir. Géras, la part d’honneur, le privilège honorifique, est le mot qui revient tout le temps (vers 118, 123, 135, 163, 356 et 507). Achille va bouder sous sa tente. Il a de bonnes raisons à cela, mais des centaines de guerriers le payeront de leur vie et les Achéens frôleront la défaite.

Éris, Héra, Achille, même combat, un combat que nous connaissons tous : j'ai été offensé, il faut que je me venge ! Le matériel, les chaudrons, et le sexuel, les captives, sont surdéterminés par l'amour-propre caché au fond de l'inconscient.


Depuis Homère et Hésiode, l’hybris, c’est-à-dire l’exaltation de l’amour-propre, constitue le péché originel, inlassablement pointé du doigt par Eschyle, Sophocle et Euripide jusqu’à Thucydide racontant la guerre du Péloponnèse et les excès de l’impérialisme athénien. L’hybris, c’est l’exaltation, elle-même provoquée par toutes les blessures de l’amour-propre. Son contre-pôle est la némésis, la pondération, la justesse, la justice, l’équilibre, peu différente du Tao chinois.




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