Sur la domination masculine
La mort de Françoise Héritier relance une sorte de guerre des sexes que l'affaire Harvey Weinstein avait déclenchée il y a quelques semaines. Jean Birnbaum rapportait hier sur France Culture qu'au cours d'une réunion au Collège de France, tout le monde s'est tourné vers la seule femme de l'assistance, Françoise Héritier, quand Georges Duby a demandé que quelqu'un veuille bien prendre des notes. Anecdote bien significative, en effet.
Prenons tous les traits qui distinguent les stéréotypes masculins et féminins traditionnels : haut / bas, sentiment / raison, séduction / action, maison / politique, etc. S'agit-il de faits de nature, universels et intemporels ? Ou de faits de culture, construits et évolutifs ?
Il me semble que la question est mal posée et que cette polémique entre naturalisme et constructivisme nous laisse dans la position de la mouche au carreau. On oublie une troisième hypothèse que j'appellerai fonctionnaliste.
Si dans les sociétés de la tradition, les femmes étaient vouées à l'entretien de la famille, ce n'était pas principalement un effet de la domination masculine, c'était parce qu'il n'existait pas de Sécurité Sociale. Compte tenu de la mortalité infantile, une femme dont l'espérance de vie n'excédait pas 45 ans, devait mettre au monde entre 8 et 12 enfants pour qu'un couple soit assuré d'avoir au moins deux fils capables de tenir le manchon de la charrue quand viendraient les mauvais jours. Si les femmes d'aujourd'hui sont affranchies de cette servitude, c'est sans doute en raison du combat qu'elles ont mené, avec l'aide quand même du député gaulliste Lucien Neuwirth auteur en 1967 de la loi autorisant la contraception orale. Mais c'est plus profondément encore, parce que l'élévation du niveau de vie consécutif à la fin de la société agro-pastorale initiée au néolithique et à l'avènement de la société industrielle a fait passer le seuil de reproduction de l'espèce à 2, 1 enfants par femme.
Voilà ce que j'appelle l'hypothèse fonctionnaliste : l'émancipation des femmes avait une condition aussi impérieuse que l'érection des gratte-ciel de Manhattan : un sol rocheux, la poutre d'acier, l'invention de l'ascenseur. Remarquons cependant que si 2, c'est moins que 12, c'est aussi plus que zéro ! Bien sûr que les hommes ont abusé de la mobilité dont ils jouissaient quand leur épouse avait la marmaille à ses trousses 24h / 24, comme le souligne Françoise Héritier. Mais il fallait un roman utopique ou plutôt dystopique comme La Possibilité d'une île de Michel Houellebecq pour que soit abolie la différence des sexes dont j'ai quand même pris la peine de rappeler la définition dans mon billet du 25 octobre : règles, grossesse, accouchement, allaitement du côté féminin / érection du côté masculin.
Conclusion : l'hypothèse naturaliste possède un fondement incontournable. L'hypothèse constructiviste aussi. l'hypothèse fonctionnaliste permet de faire la synthèse.
Une phrase m'a arrêté dans Le Monde du 4 novembre (Supplément Idées, p. 4). Mélanie Gouranier proteste contre l'idée que "le désir profond de la femme serait d'être prise par l'homme, de s'abandonner à lui, d'être dominée par lui." Cette représentation qui prétend "naturaliser le désir féminin" n'est en réalité que "l'inversion du désir des hommes de les posséder." Sous une apparence d'évidence, il me semble que cela pose une question presque insondable. L'auteur de ces lignes dénaturalise le désir féminin d'être possédé comme les James Bond girls en donnent une belle image, mais le désir masculin de posséder, d'où vient-il, lui ?
Une phrase de Rousseau me trotte dans la tête : "Pour que l’acte s’accomplisse, il faut que l’homme veuille et puisse, et que la femme résiste peu. " (Émile, Pléiade, p. 693). Mais pour que l'homme veuille, que faut-il ? Réponse : il faut que la femme plaise. Il me semble que ces constations qui concernent l'état de nature expliquent 1) que la violence sexuelle soit toujours le fait des hommes 2) que la séduction, ou si on préfère la plaisance, soit d'abord le fait des femmes. Le passage à la civilisation consiste de la part des hommes à maîtriser leurs pulsions, c'est-à-dire à chercher à plaire, eux aussi, pour être agréés. Mais il n'est pas nécessaire de remonter à l'âge paléolithique pour que joue la dialectique de la force et de la séduction : elle se rejoue dans chaque union et sa dramaturgie est le secret de chaque couple.
Photo : Petit maître que j'aime, peinture anonyme, 1840, musée de Pointe-à-Pitre.