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Marx, Proudhon et Pierre Leroux


J’ai repris ces derniers jours le livre de Michel Winock, Les Voix de la liberté, paru en 2001, excellent livre à tous égards pour qui veut revisiter la participation des hommes de lettres aux grands combats politiques du XIX° siècle de 1815 à 1885. Les lectures de l'auteur sont colossales mais il les résume à chaque fois d'une formule qui va à l'essentiel. Ce qui m’intéresse surtout, pour le moment, c’est la genèse des idées socialistes sur lesquelles nous vivons depuis deux siècles.

Quand Karl Marx séjourne à Paris en 1844, il fait partie des jeunes hégéliens de gauche, c’est-à-dire libéraux, dont l’obsession est la critique de la religion. Feuerbach les oriente vers un athéisme radical. Cela fait une double différence avec les socialistes français. 1) parce que ces derniers ont découvert la lutte des classes depuis près de vingt ans, ce qui est sans équivalent en Allemagne ; 2) parce que leur critique de la religion est plus nuancée : ils combattent la réaction catholique mais respectent le sans-culotte Jésus, tiennent à l’idée d’un Dieu immanent et restent convaincus que l’avenir a besoin d’une religion nouvelle.

Sur la question économique et sociale, Marx se met pour le moment à l’école des Français, des saint-simoniens, de Pierre Leroux, de Proudhon et de beaucoup d’autres. Mais la question religieuse demeurera le lieu d'une incompatibilité insurmontable entre les socialismes français et allemands.

Il me paraît important de revenir sur ces commencements, maintenant que nous connaissons la fin de l’histoire. Au début, parmi les socialistes français, Proudhon a la préférence de Marx, parce qu’il est athée, mais les deux hommes vont complètement diverger sur la question de l’État. Proudhon n’en veut pas ! Pour lui, le socialisme doit venir d’en bas : mutuellisme, autogestion. Cela aboutira vingt ans plus tard au grand duel, au sein de la Première internationale créée à Londres en 1864, entre le socialisme d’État défendu par Marx et l’anarchisme défendu par Bakounine disciple de Proudhon.

Voilà qui paraît assez clair, mais totalement insatisfaisant, à mon sens ainsi qu'au vôtre, certainement, cher lecteur. Écoutons Bakounine :

La réglementation a été la passion commune de tous les socialismes d’avant 1848, moins un seul. Cabet, Louis Blanc, les fouriéristes, les saint-simoniens, tous avaient la passion d’endoctriner et d’organiser l’avenir, tous ont été plus ou moins autoritaires. Mais voici que Proudhon parut. […] Opposant la liberté à l’autorité contre ces socialistes d’État, il se proclama hardiment anarchiste. (Cité par Winock, p. 439)


Bakounine relaye ici une erreur, pour ne pas dire un mensonge, qu’on trouve encore aujourd’hui chez François Furet, et que Tocqueville brandissait le 12 septembre 1848 à la tribune de l’Assemblée :


Une défiance profonde de la liberté caractérise les socialistes de toutes les couleurs, de toutes les écoles. Babeuf, avec l’abolition de la propriété individuelle et l’établissement de la grande communauté nationale, est le grand‑père de tous les socialistes modernes. […] La démocratie et le socialisme ne sont pas solidaires l’un de l’autre. Ce sont des choses non seulement différentes, mais opposées. […] La démocratie étend la sphère de l’indépendance individuelle, le socialisme la resserre. (« Discours à l’Assemblée », Le Moniteur universel, 13 août 1848, p. 2232.)


Il est pourtant facile de réfuter Tocqueville. Michel Winock cite par exemple Flora Tristan qui écrivait en 1844 dans son livre, L’Union ouvrière :


Ma douleur est grande de voir comment M. Enfantin comprend l’organisation du travail. Pourra-t-on le croire ? Aujourd’hui, pour M. Enfantin, l’organisation du travail consiste tout simplement à enrégimenter les ouvriers d’une manière régulière. Dans l’esprit de M. Enfantin, le mot organisation du travail a la même signification que organisation de l’armée. Une telle manière de voir est vraiment inqualifiable ! Oh ! que la classe la plus nombreuse périsse de misère et de faim plutôt que de consentir à se laisser enrégimenter, c’est-à-dire à échanger sa liberté contre la sécurité de la ration. (cité, p. 232)


Cette citation est importante car à travers Enfantin et le saint-simonisme, c’est Marx et Engels qui sont atteints par ricochet et qui l’ont bien senti car, dit Michel Winock, "eux qui sont si prompts à honorer la mémoire de Saint-Simon et de Fourier ne disent mot de Flora Tristan". Mais il faut bien avouer que l’idée d’une planification systématique du travail et de la société est une idée française avant d’être devenue une idée allemande. L’auteur n’en est d’ailleurs pas Saint-Simon lui-même, mort en 1825, mais ses disciples, Enfantin en tête. Les mots de Flora Tristan ne sont pas isolés. Si l’expression organisation du travail appartient aux saint-simoniens, elle fut popularisée par l’ouvrage de Louis Blanc paru en 1840 justement sous le titre Organisation du travail, qui eut un retentissement considérable, faisant l’objet de neuf rééditions en dix ans. Blanc proposait de mettre en concurrence la propriété privée avec des ateliers sociaux autogérés créés par des emprunts d’État, dont les bénéfices seraient répartis en trois : salaires des associés, secours social, réinvestissement. On voit que la propriété n’est pas supprimée et que les associés des différents ateliers seraient intéressés aux bénéfices de façon individuelle. Blanc refusait la planification complète prévue par les saint-simoniens vingt ans avant Marx et un siècle avant Lénine.

Si le débat qui divisa la Première Internationale était très mal engagé, c’est pour deux raisons qui se rejoignent. 1- Trop d'État/Trop peu d'État : c'est un débat manichéen dont les deux termes sont aussi insatisfaisants l'un que l'autre ; 2- c'est faire l’impasse sur un troisième socialisme capable de faire l'équilibre entre le Tout État marxiste et le Zéro État bakouninien. Or ce socialisme existe en France depuis 1832. C’est ici qu’intervient Pierre Leroux.

Michel Winock le connaît : il dit à juste titre de lui qu'il n'anticipe pas sur l'avenir, mais j’avoue avoir été d’abord chiffonné quand il parle des dissertations de Leroux et de ses catéchismes. Puis, je me suis rendu compte qu’au fond de moi-même j’étais d’accord avec lui. Le meilleur Leroux, l’excellent, l’indispensable Leroux, c’est celui qui, après les expériences du Globe et du saint-simonisme dirige la Revue Encyclopédique et l’Encyclopédie nouvelle. Il est vrai que, par la suite, sa plume est souvent devenue pâteuse, répétitive, et quelque peu chimérique, hélas. Mais que nous importe ? Prenons le meilleur, l’excellent et l’indispensable. Devant faire court ici, je me contente de renvoyer à mon Anthologie de Leroux et de faire quelques rappels. Le texte de Flora Tristan date de 1844. Mais c’est dix ans plus tôt que Leroux écrivait :


Le gouvernement, ce nain imperceptible [dans le système de l’individualisme absolu], devient [dans le système du socialisme absolu des saint-simoniens] une hydre géante qui embrasse de ses replis la société tout entière. L’individu, ce souverain absolu et sans contrôle [dans l’individualisme] n’est plus qu’un sujet humble et soumis. […] Le voilà devenu fonctionnaire, et uniquement fonctionnaire ; il est enrégimenté, il a une doctrine officielle à croire, et l’Inquisition à sa porte. L’homme n’est plus un être libre et spontané, c’est un instrument qui obéit malgré lui, ou qui, fasciné, répond mécaniquement à l’action sociale, comme l’ombre suit le corps. (Anthologie, p. 147)


Leroux ne variera plus dans cette vision binoculaire acquise en 1832, colonne vertébrale de sa philosophie politique et même de son anthropologie. Article Culte de l'Encyclopédie nouvelle, 1838 :


Le socialisme absolu, que plusieurs penseurs de nos jours essaient de remettre en honneur, et qu’ils opposent à la liberté absolue, n’est pas moins abominable ni moins absurde que l’individualisme dont nous venons de voir les déplorables effets ; et l’on oublie que c’est parce que l’humanité était lasse de ce socialisme, qu’elle s’est précipitée dans la liberté absolue, tombant, comme on dit, d’un écueil dans un autre, de Charybde en Scylla. [...] Mais, grâce à Dieu, c’en est fait à jamais de ce prétendu droit absolu de la société sur la conscience de ses membres. Le socialisme, à force de tuer et de persécuter, s’est tué lui‑même. Il fit boire la ciguë à Socrate, et mit Jésus‑Christ sur la croix ; il a brûlé Jean Huss et Jérôme de Prague ; il a persécuté tous les sages, tous les hommes qui portaient l’amour de la vérité et l’amour des hommes dans leur cœur. Qu’il soit maudit et rejeté pour toujours Oui, s’il n’était possible d’avoir une religion et une société qu’à la condition de voir reparaître le socialisme, plutôt point de religion, plutôt point de société. (Anthologie, p. 189)


En 1848, Leroux défendait à l’Assemblée la limitation de la journée de travail à dix heures à Paris et onze heures en province, par des mots qui auraient dû interdire à Tocqueville de dire 12 jours plus tard que Babeuf était le grand-père de tous les socialiste modernes. Leroux :


Il ne s’agit pas de faire intervenir l’État dans les relations sociales ; mais entre l’intervention de l’État dans les relations sociales et la négation de toute médiation et de tout droit tutélaire de sa part, il y a un vaste champ où l’État peut marcher et doit marcher, sans quoi, il n’y a plus d’État, il n’y a plus de société collective, et nous retombons dans le chaos.

L’État doit intervenir pour protéger la liberté des contrats, la liberté des transactions mais il doit intervenir aussi pour empêcher le despotisme et la licence, qui, sous prétexte de liberté des contrats, détruiraient toute liberté et la société tout entière. […] Deux abîmes bordent la route que l’État doit suivre ; il doit mar­cher entre ces deux abîmes : inter utrumque tene. (Anthologie, p. 347)


Voilà pourquoi le débat Marx/Bakounine est manichéen. Proudhon a raison de défendre société civile, autogestion, mutuellisme, coopératives, anti-autoritarisme, libertarisme, etc. D’ailleurs Leroux a mis l’association au cœur de sa pensée et de sa pratique. Mais comment ne pas voir que la société civile est aussi la proie des passions mauvaises, de l’hybris et de la rivalité, et que, souvent, le glaive de la Loi doit trancher, par exemple par la législation du travail.

Ce qu’il faut, en vérité, c’est le triangle : marché, lieu par excellence de l’individualisme concurrentiel + État régulateur + vie associative. Tel est, aux yeux de Leroux, le contenu vrai de la devise républicaine qui met en tension trois termes incontournables.

Michel Winock conclut son ouvrage par ces mots :


Pour Hugo, la liberté n’est pas incompatible avec l’égalité, à condition que le troisième principe du triptyque républicain ne soit pas oublié, cette fraternité qu’il a toujours revendiquée, religieusement, non sans grandiloquence, mais comme le seul moyen de dépasser l’opposition entre la raison libérale et la raison égalitaire. (p. 599)


Fort bien. Mais ce que Hugo a commencé à concevoir au début des années 50, Leroux à qui nous devons justement le sauvetage de la devise républicaine, l’écrivait au début des années 30 : "Nos pères avaient mis sur leur drapeau : Liberté, Égalité, Fraternité. Que leur devise soit encore la nôtre." Voilà pourquoi le socialisme républicain est celui qui nous manque, mais qui devrait figurer dans un arbre généalogique correctement charpenté de la culture française de 1832 à 1848. Il avait déjà disparu dans la Deuxième Internationale avant que l’anarchisme soit à son tour balayé dans les Deuxième et Troisième Internationales…


Photo : Statue Pierre Leroux à Boussac.

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