Stendhal est-il romantique ?
Longue discussion téléphonique, la semaine dernière, avec Jean-Pierre Dumas au sujet de Stendhal. La question, c’était le remède à la rivalité. Les hommes sont toujours en train, de rivaliser les uns avec les autres, n’est-ce pas mon lecteur plein de lucidité, pour avoir le dernier mot, pour ramasser un peu plus d’argent, pour occuper la meilleure place au soleil ou dans une file d’attente, pour séduire les plus belles femmes. Mais quelle est la solution pour s’en sortir quand les rivalités dégénèrent et finissent par rendre la vie impossible ? C’est l’amour, disait Jean-Pierre ! Grand lecteur de René Girard, il m’a donné l’exemple de Stendhal. En effet, tous les héros de Stendhal finissent par renoncer à un plan de vie orienté vers la réussite sociale pour se consacrer à leur passion pour une femme unique, mais une passion si violente, si anarchique et si adultère qu’elle les conduit vite à une mort acceptée. C’est Julien Sorel, c’est Fabrice del Dongo, c’est Lamiel qui trouve enfin l’amour dans les bras de Lacenaire, ce criminel multirécidiviste dont le seul nom donnait la chair de poule, en son temps.
Alors, où est l’problème ? Le problème, c’est que je ne crois pas aux dénouements stendhaliens quand Jean-Pierre y voit la clé. Il faut dire que René Girard donne en exemple la prison stendhalienne comme le lieu d’une conversion définitive à la sagesse, le lieu où est découverte la vérité romanesque, la fin de la jalousie et de la concurrence. Objection : le roman stendhalien finit là où commence le roman flaubertien et le roman proustien, c’est-à-dire que les héros stendhaliens meurent à 25 ans, pulvérisés en plein vol, je veux dire en pleine cristallisation amoureuse, sans être jamais soumis à l’épreuve de la durée. Flaubert au contraire dans ses deux Éducation sentimentale, Proust dans sa Recherche, plus tard Albert Cohen dans Belle du Seigneur ont enfermé leurs amoureux dans le huis-clos de la durée et ils ont observé une inexorable décristallisation. La formule de l’amour proustien, c’est l’alternative du désir jaloux quand il y a des rivaux et de l’ennui mortel quand il n’y en a plus. Alors, Stendhal, c’est trop facile : ses amoureux meurent tout de suite avant de connaître la dégringolade que produirait la découverte des aspérités du quotidien, par exemple l’égoïsme de l'autre. Ce qui m’étonne chez Stendhal, c’est qu’il nous dit lui-même que la passion repose sur une illusion puisque la cristallisation, c’est l’embellissement artificiel d’un simple rameau desséché ! Mais il n’en tire aucune conclusion. Il s’en tire au contraire par ses dénouements prématurés. Voilà pourquoi je ne suis d’accord ni avec Jean-Pierre ni avec René Girard là dessus.
Je dirai au contraire que Stendhal est un grand romantique quand il se réfugie ainsi dans l’absolu, dans l’idéal, dans le sublime. Je ne dis pas pour autant que Flaubert ou Proust ont raison. Eux, ils manifestent un pessimisme morbide et disent qu’il n’y a pas d’autre solution au problème de la vie que la littérature ! Nos grands auteurs sont bien fous ! Ils planent complètement ! Ils ne voient pas que la question que se posent les simples gens comme vous et moi, mon lecteur plein de réalisme, ce n’est pas de sauter à pieds joints dans un autre monde, c’est d’arbitrer de notre mieux les petites rivalités du quotidien, c’est de tâcher de donner un peu plus et de prendre un peu moins, c’est de laisser tomber les petits engrenages rivalitaires qui menacent tout le temps de nous happer, c’est d’être vigilant sur le front de l’amour-propre. Voilà comment améliorer notre quotidien et prendre un peu de hauteur, certes, mais sans croire nous en sortir en déménageant dans un autre monde…
Photo : Angela Pietragrua, dont Stendhal fut fou à Milan en 1800, comme de Bonaparte, des paysages italiens et des spectacles de la Scala, et qui devint sa maîtresse onze ans plus tard.