Du sadisme social
J'avais promis un complément à mon billet du 2 mai consacré à Bourdieu et à la lutte des classements.
Il existe un point à partir duquel l'appétit des biens matériels excède la capacité de jouissance individuelle et se trouve alimenté par le regard croisé que les consommateurs jettent les uns sur les autres. Madame Elena Ceaucescu, épouse du dictateur, possédait 378 paires de chaussures à talon dans ses placards et Ouadaï Saddam Hussein 1200 voitures de grand luxe dans le sous-sol du palais de son père. L’oligarque russe Roman Abramovith voulut un yacht de 162 mètres et demi pour dépasser celui de Mohammed ben Rachid Al Maktoum, émir de Dubaï, qui mesurait 162 mètres.
Mais attention, Elena, Ouadaï, Mohammed et Roman ne sont pas autres que nous : ils font à l’échelle qui est la leur, ce que nous faisons tous depuis notre petite enfance ! Souvenons-nous de nos disputes avec notre petit frère au sujet de nos petites voitures et de nos petits bateaux. J'en conclus que le désir de classement excite sans arrêt le désir de consommation.
À chacun de colorier les cases qui séparent l'enfant qu'il fut d'Elena et les autres... Rousseau peut-il vous y aider, mon lecteur quand il note : « On fait tout pour s’enrichir, mais c’est pour être considéré qu’on veut s’enrichir. » (De l’honneur et de la vertu, dans Œuvres complètes, Pléiade, tome 3 , p. 502.) Cela donne à penser que la pénurie est un effet de la rivalité au lieu que la rivalité soit le résultat de la pénurie. Rousseau met en évidence ce qu’on pourrait appeler une sorte de sadisme social :
Si l’on voit une poignée de puissants et de riches au faite des grandeurs et de la fortune, tandis que la foule rampe dans l’obscurité et dans la misère, c’est que les premiers n’estiment les choses dont ils jouissent qu’autant que les autres en sont privés, et que sans changer d’état, ils cesseraient d’être heureux si le peuple cessait d’être misérable. ( Discours sur l’inégalité, G-F, p. 252)
Photo : dessin de Faustine.