Une soirée chez Shahrzad
(vendredi 12 avril)
Charmante soirée hier chez Shahrzad (j'ai changé les prénoms) dans le quartier nord de Téhéran qui, à la différence de Marseille, sont les quartiers chics. Après une excursion au pied des sommets neigeux qui dessinent le skyline de la ville nous avons fait une incursion dans un centre commercial géant, l’ARG center. J’aurais voulu, mon lecteur, vous rapporter la photo d’une vitrine de lingerie féminine qui, s’il faut en croire Houellebecq, transforme les musulmanes en oiseaux de paradis quand elles se présentent le soir devant leur seigneur et maître. Las, cette lingerie est aussi bien cachée que les restaurants. Mystère, mystère. Il paraît que chaque quartier est spécialisé dans un seul article. Une boutique m’a fasciné : dans de grands sacs comme en ont les grainetiers et épiciers, le produit noir qui attira mon regard s’avéra être des cabochons en caoutchouc pour les pieds de chaises et fauteuils métalliques, biens rangés par catégories, des ronds et des carrés, du 12, du 19, du 26 et du 32 millimètres. C’était le seul article de la boutique.
La sœur de Jila nous a donc offert une magnifique soirée en compagnie d’une dizaine d’amis qui se sont tous mis en quatre pour nous offrir leurs services. Ils nous ont interrogés sur notre voyage, nous ont raconté leurs expéditions dans le désert et nous ont fait part de leurs inquiétudes sous l’embargo américain. Azziz qui fait de l’import-export est complètement bloqué dans son activité. Reza qui dirige une faculté accueillant des économistes européens a carrément fermé boutique, passant d’un jour à l’autre de l’existence à la non-existence. L’autre Reza, chirurgien des organes internes, se plaignait de l’obsolescence du matériel médical et d’un commencement de pénurie de médicaments.
Nous sommes devenus schizophrènes a gémi Azziz ! D’un côté, nous espérons que la pénurie fasse tomber le régime théocratique. D’un autre, nous souffrons de voir notre pays souffrir et nous souffrons nous-mêmes…
Là-dessus, il nous resservit l’excellent vin rouge qu’il fabriquait lui-même avec les grappes de sa petite vigne comme nous faisons de l’huile avec nos oliviers. J’ai parlé littérature avec Azzid, le chirurgien des organes internes. Il m’a assuré que quand le bistouri passait de l’autre côté de l’épiderme, il n’y avait que la première fois où c’était difficile mais il connaissait Sérotonine aussi bien que moi. J’ai évoqué l’humour de Houellebecq qui cite Baudelaire, à propos des porte-conteneurs qui sillonnent les océans incertains. Il m’a arraché les mots de la bouche et s’est mis à réciter :
Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde.
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
(à suivre)