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Peut-on se passer de modèles ?

Décidément, ça rue dans les brancards par les temps qui courent. Je me trouve sous les feux croisés de Vincent et de Béatrice (je les nomme juste pour si vous les connaissez, sinon, passez, cher lecteur des antipodes). Ils disent que c'est vraiment fatiguant de vouloir tout le temps parler littérature, culture, grandes idées, il y a des personnes qui n'en ont pas les moyens ou qui préfèrent se préoccuper de l'immédiat.

Je dois dire que ça recoupe une question que je me pose fort. Il est entendu chez les profs, les scholars, les intellos qu'il n'est de salut que dans la pratique des grandes œuvres de l'esprit. Mais dès qu'on sort de ce milieu confiné, c'est tout autre chose. On rencontre au mieux un respect distant, au pire une indifférence totale, voire une hostilité déclarée.

C'est bien sûr un point de vue de barbares ! Ou de victimes à qui il faudrait apprendre à vivre ! J'avoue que je suis sensible aux deux voix, celle qui prône le détour par la connaissance des grandes œuvres du patrimoine et celle qui dit que seule l'expérience du vécu compte. Ayant toujours conversé avec les grands auteurs, je me demande parfois à quoi ça sert et si, en fin de compte, en désossant complètement ses habitudes scolastiques, on ne s'apercevrait pas que l'immense détour par Homère et par Proust, par Montaigne et par Houellebecq, par Rousseau et par Stendhal, etc., est trop cher payé. On y passe la vie, alors qu'on peut arriver aux mêmes conclusions par des chemins beaucoup plus rapides. Peut-être même que la fréquentation prolongée des livres rend inapte à la vraie vie.

Et pourtant, toutes les sociétés du monde, sauf justement la nôtre, se sont nourries de mythes, de récits et de modèles indiquant le chemin. Ça s'appelait religion. Consciente du problème, la République laïque a remplacé la religion par un enseignement patriotique fondé sur les grands événements et les grands hommes. Pas les deux Premières, qui ont été trop éphémères, 12 ans et 3 ans 1/2, mais la Troisième, celle de Jules Ferry et d'Ernest Lavisse. Cet enseignement substantiel est maintenant victime de la pioche des déconstructeurs. On n'apprend même plus les fables de La Fontaine dans les écoles primaires !

Vous avez vu Les Misérables, ce film sur la vie des jeunes des cités à Montfermeil ? Danièle (même commentaire) regrette justement que ça se passe pendant les grandes vacances et qu'on ne nous dise pas si ces jeunes vont au collège et ce qui leur est transmis ou pas transmis. Ça serait le sujet d'un autre film. Ce qui est sûr, c'est qu'on voit des jeunes à la dérive dont on est tenté d'excuser la délinquance : précarité matérielle et précarité morale. Défaut patent de modèles.

Alors, après, que des gens comme vous, mon lecteur, ou comme moi, aiment un peu trop parler des grands auteurs ou des grandes idées, il faut bien qu'il demeure des spécialistes de chaque matière comme dans Fahrenheit 451. Les cordonniers avaient un cal sur le pouce à force de pousser l'alêne, les aviateurs parlent météo en termes de cumulus et de cumulonimbus : pourquoi les lettrés n'auraient-ils pas droit à un peu de compassion quand ils trahissent ce que Diderot appelle leurs idiotismes de métier ?


Photo : la grand rue de Lourmarin tout à l'heure.

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