Pouquoi je lisais Matzneff
J'y reviens encore... Je me suis occupé, dans les temps morts de deux belles journée passées à Nice à préparer un billet que Le Monde publiera ou ne publiera pas. En voici le début. Je vous prie, mon cher lecteur trop prompt à conclure, que ce Pour Matzneff aura une suite, un Contre. Promis.
Ne lisait-on Matzneff que pour de mauvaises raisons ? Faisant écran à une vue de l’ensemble de son œuvre, l’affaire actuelle le fait croire. Reprenant mes vieux papiers, je voudrais dire pourquoi je le lisais à la fin des années 70. Il m’a apporté un véritable rafraîchissement au sortir de mes études de lettres classiques. Alors que le bourdonnement monotone des cours de latin et de grec résonnait encore à mes oreilles, Matzneff traitait les auteurs anciens comme des contemporains à qui il demandait des conseils de vie. Dans les amphis de littérature française, c’était la même chose pour des raisons opposées : la révolution structuraliste imposait un froid décorticage des textes sur le modèle linguistique. Matzneff, lui, fonçait droit vers les problématiques existentielles, éthiques, psychologiques, brûlant tous les sens interdits posés par Roland Barthes. Quelle bouffée d’oxygène ! Je revivais. Avec cela, Matzneff était un érudit qui avait tout lu mais qui ne tolérait que les livres qui vous labourent et les citations qui font monter le rose aux joues. Il professait que sans le latin, la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue et il rendait un culte à la langue française à l’instar de Buffon qui mettait des manchettes avant de prendre la plume. Lui-même avait un style dégraissé et translucide qui faisait ma joie et qui a gravé combien de formules dans ma mémoire ! Genre : Demain, nous serons morts. Le temps, le très court temps qu’il nous reste à vivre, vivons-le de manière inimitable. Ou bien : L'important n'est pas que moi, fourmi, je croie en Dieu, mais que Dieu, s'il existe, croie en moi. Ou encore : Bienheureux les pauvres, les doux, les pacifiques. Seul un dieu pouvait proférer de telles absurdités dans un monde soumis à la loi des méchants.
Citant à tout bout de champ Isaac le Syrien, l’abbé de Saint-Cyran, ou Bossuet, Matzneff restituait l’autre source de notre culture européenne que nos maîtres ignoraient, Jérusalem face à Athènes, comme dit Chestov, l’un de ses saints. Toujours l’Évangile, ce brûlot hérésiarque, dans une main, Épicure ou Sénèque dans l’autre, soutenant qu’allumer un cierge, écrire une belle page ou caresser un beau corps, c’est tout un. Mais sa théologie restait ouverte à tous. L’au-delà ? On exagère beaucoup. Le Royaume ? Jésus l’a dit : il est dans notre cœur. Matzneff répétait à la suite de Dostoïevski que le paradis, ce serait sur cette terre-même si les hommes s’aimaient au lieu de rivaliser.
Une dizaine d’années après mai 68, quand la phraséologie révolutionnaire commençait à se faner, Matzneff faisait entendre une voix dissonante, adoptant une position d’anarchiste, d’individualiste, d’exilé en ce siècle. Je le lisais en contrepoint de René Girard qui pourfendait lui aussi le mimétisme et le panurgisme et n’ai pas oublié ces mots de madame du Deffand qu’il citait et qui me donnaient courage : De l’ange à l’huitre, je n’envie personne. Cela valait bien sûr contre la pub et la consommation : Que de choses dont je n’ai pas besoin ! Les sagesses nous apprennent que la mort nous surprendra comme un voleur dans la nuit. Alors, vivons chaque instant, cette ligne que nous écrivons, ce baiser que nous donnons, comme si ce devait être les derniers.
Voilà ce qui me faisait vibrer à une certaine époque.