Dialogue et pugilat
Tout le monde s'en plaint et je finis par croire que c'est vrai. Jean Birbaum a écrit un livre sur Le courage de la nuance, ce qui manque de plus en plus par les temps qui courent. Monique Canto-Sperber aussi a écrit un livre là-dessus. J'ai eu avec divers amis de conversations intéressantes si on veut, mais un peu trop vives et à la limite du pénible, qui tournaient toujours de la même façon. J'ai fini par me poser des questions : est-ce que ce n'est pas moi qui serait un peu provocateur ? Il y a sans doute de cela, mais pas que. Je crois en effet qu'il se produit une sorte de montée aux extrêmes qui rend difficile ce que Montaigne appelait l'art de conférer, art dans lequel on gagne plus à être instruit par ce que dit l'autre qu'à avoir le dernier mot coûte que coûte. C'est moi, en général qui lance les sujets, au moment du café, en général. Exemples :
1) Faut-il encore enseigner à tous les fondamentaux de la culture européenne ? Ça m'étonnerait que le garçon cordial et efficace qui vient de nous réparer internet connaisse Les animaux malades de la peste et Mignonne allons voir si la rose... La conversation a dégénéré avec ma sœur qui a compris que je voulais inculquer à tout prix la culture classique française à toute la jeunesse, y compris aux jeunes beurs qui avaient déjà tant de mal à s'intégrer. En réalité, j'avais choisi à dessein les exemples les plus minimalistes possibles et j'avais pris la peine de préciser que c'était une vraie question, c'était-à-dire que j'étais prêt à basculer par dessus bord 40 ans d'enseignement des classiques s'il était avéré qu'il était plus nuisible que propice à la paix sociale. La discussion s'est enferrée : culture classique contre lutte pour la liberté. 2) Tout récemment, chez Nonni, à Lourmarin je me suis mis à critiquer l'individualisme en disant que les modernes que nous étions souffraient souvent d'un défaut d'appartenance, à la différence des juifs qui célébraient le sabat ensemble ou les musulmans le ramadan. On m'a jeté dans les jambes tant de préjugés religieux, en effet bien ridicules, plus le terrorisme islamiste. À partir de là, on s'est enfoncé dans une discussion de cour de récréation : pour ou contre "la" religion, est-ce que c'était mieux avant, ? etc. Je me suis senti revêtu d'un costume qui ne m'allait pas du tout et me suis même demandé si je n'étais pas finalement un vieux réac incapable de comprendre les bienfaits du rationalisme. 3) Une autre fois, je défendais une lecture symbolique des mythes religieux, ça évite les impasses du littéralisme tout en sauvegardant la sagesse des mythes. Pierre Leroux et Paul Diel ont écrit de bien belles pages sur cela. J'ai pris l'exemple du serpent qui parle dans la Genèse en disant qu'il représentait la vanité, travers fondamental de l'humanité depuis la sortie de l'animalité. On m'a dit de surveiller mes propos car je risquais d'offenser les vrais croyants. 4) Un dernier exemple ? Une très chère amie soutient que la France est un pays plus raciste que les États-Unis et plein de machisme par surcroît. Cette fois, ce n'est pas moi qui avais lancé le sujet, mais mon patriotisme a souffert et j'ai voulu nuancer en évoquant les combats des Lumières, de 1789, de 1848, du dreyfusisme, la décolonisation, etc. La critique du racisme et de la domination masculine, je suis le premier à la faire mais tout en cherchant à faire un bilan équitable. Les réserves que j'ai émises ont eu pour résultat, j'en ai peur, de me ranger dans le mauvais camp.
À chaque fois, le débat dérape de la même façon : celui qui tente de voir en même temps les deux côtés d'une question se trouve réduit, à la façon des Jivaros, à un seul point de vue, celui qui irrite votre interlocuteur. Vos dénégations n'y feront rien. Vous répéterez 40 fois que vous le comprenez mais que vous le priez de vous entendre aussi : vos paroles rebondiront sur un mur de surdité.
Alors, oui, je défends la culture classique quand elle permet de faire lire à de jeunes enfants telles pages de Socrate, de Montaigne ou de Pascal sur la bonne façon d'écouter l'autre et de faire son miel de la part de vérité qu'il apporte.
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