Un redécoupage complet de notre cartographie culturelle
En préparant une conférence pour les étudiants doctorants de notre université, j'ai trouvé la formule la plus économique pour faire un Péguy pour les nuls, nuls dont je faisais partie jusqu'à une date récente. Cette formule, la voici : loin de se combattre, hellénisme, christianisme et république se complètent. Trois séquences, donc et deux intervalles.
- Attendez, la Révolution s'est faite contre l'Église, elle a guillotiné asez de curés et violé assez de religieuses, la loi de 1905 a bien séparé tout ça : alors déjà, on ne va pas commencer à embrouiller christianisme et république. Chacun doit rester à sa place. - Entièrement d'accord, mais c'est du christianisme profond que je veux parler et de l'esprit républicain profond. C'est quand même d'une humanité chrétienne à 100 % qu'est sortie la république. En simplifiant, je dirai que les fondateurs de la république ont repris l'idée évangélique de fraternité qu'ils ont mise dans leur devise en disant que c'était ici et maintenant qu'il fallait l'appliquer.
- Vous semblez oublier que l'idée républicaine vient de la Rome antique. Rousseau, Robespierre et les autres ont lu Plutarque et ont voulu copier le modèle romain antique.
- C'est sûr, mais là aussi, Péguy prend les choses plus en profondeur. Et il élimine les deux Rome de son panthéon, la Rome antique avec ses combats de gladiateurs et la Rome pontificale avec ses inquisitions et ses infaillibilités, en tout cas avant le Concile.
- Il les élimine comme ça ?
- Comme ça ! Il se déclare en guerre contre ces deux formes de domination brutale.
- Et qu'est ce qui reste si on court-circuite les deux Rome ? L'Europe va rester en lévitation !
- Les deux Rome ont servi de conducteur. La première a transmis l'hellénisme, la seconde a transmis l'Évangile. - Ce n'est pas si mal.
- Mais elles les ont largement trahis. Mieux vaut retourner carrément aux sources, la source grecque plutôt que romaine, la source chrétienne plutôt que catholique.
- Et qu'est-ce qu'elles ont en commun, ces deux sources ? J'ai personnellement fait des études classiques, j'allais aussi au catéchisme quand j'étais petit. On nous a dit que c'étaient les romains qui avaient crucifié Jésus, mais c'est tout, c'était comme l'huile et le feu, deux mondes qui ne se rejoignant jamais. - Et si je vous dis que la culture profonde des Grecs et celle des chrétiens ont en commun de prendre le parti des faibles et des vaincus comme la république.
- La République... ? D'accord, mais à condition de la prendre du côté social ou socialiste, quand elle prend au sérieux le deuxième terme de sa devise. Le christianisme, ça, je comprends : les premiers seront les derniers, Heureux les pauvre, Le bon Samaritain... Mais les Grecs, je ne vois pas du tout...
- Vous n'avez pas remarqué que Socrate ressemble à Jésus et qu'Antigone ressemble à Jeanne d'Arc ?
- Ah oui, c'est vrai !
- Et vous n'avez pas remarqué que la scène des trois Marie aux pied de la croix avait déjà été représentées par Homère ?
- Première nouvelle !
- Relisez les dernier vers de l'Iliade : Hécube, Andromaque, Hélène sont agenouillées devant le corps d'Hector, le héros supplicié. On dirait un copier-coller : Hécube, Andromaque, Hélène sont agenouillées devant le corps d'Hector, de l'Évangile.
- Ou plutôt l'inverse. - C'est vous qui l'avez dit ! L'Iliade s'achève sur une leçon de fraternité : devant les supplications de Priam, Achille lui rend le corps de son fils, il l'invite même à sa table et à dormir sous sa tente. Pour Péguy, la supplication est le grand thème hellénique qui place la conscience du côté des vaincus : Priam aux pieds d'Achille, les Danaïdes aux pieds d'Argos, Œdipe aux pieds des Athéniens. Prenez aussi Les Perses d'Eschyle : le désastre de Salamine est rapporté à la cour de Suse, ches les Perses vaincus, comme dans l'Iliade les Troyens ont au moins autant d'humanité que les Achéens.
- Ça crève les yeux, une fois qu'on l'a dit. L'ennui, c'est tout ça bouleverse de fond en comble tout ce qu'on nous a appris à l'école.
- Mais ça a l'avantage de nous réconcilier avec notre culture. Du coup, un européen a quelque chose à dire à un Indien ou à un Chinois.
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