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L'écrivain, cette créature amphibie



Discussion avec Jacques Berg, venu déjeuner hier avec Valérie. Je soutenais que les grands auteurs étaient la voix du peuple. Il protestait que le peuple n'écrit pas et qu'à partir du moment où un auteur écrit, il quitte le peuple.

- C'est vrai que pour devenir écrivain, il faut avoir passé des années dans les bouquins pour s'entraîner et que cela constitue une considérable métamorphose du corps et de l'esprit.

La trahison est-elle inéluctable ? J'ai soutenu au contraire que les grands artistes étaient des êtres amphibies capables de se mouvoir dans les cimes de l'arbre des lettres tout en puisant leur sève dans premier monde où ils ont leurs racines. Cela ne se produit que quelques fois par siècle. J'ai donné des exemples. Socrate était le fils d'une sage-femme et Jésus le fils d'un charpentier.

- Mais ils n'ont rien écrit, sauf Jésus une fois dans le sable. En plus, il y a contestation sur la paternité de Jésus...

- Alors prenons d'autres exemples. Péguy était le fils d'une rempailleuse de chaises, Camus d'une femme de ménage et Giono d'un cordonnier. Comme par hasard, ce sont les plus grands auteurs du XX° siècle et ils ne se sont pas compromis dans le stalinisme comme les intellectuels bourgeois !

- Tu oublies Proust, ce grand bourgeois !

- Bourgeois par sa naissance peut-être mais toute son œuvre est faite pour démolir le snobisme des privilégiés, Guermantes et Verdurin pêle-mêle. Le monde est le royaume du néant. Ses héroïnes sont sa grand-mère, George Sand, qui lui a appris la simplicité, et Françoise, la servante.

Jacques en a convenu de bonne grâce.

- Prenons le problème dans l'autre sens. De Gargantua au Mariage de Figaro, la littérature est révolutionnaire !

- Il faudrait dire les littératures, a objecté Jacques. Il y a aussi une littérature qui flatte les riches avec piscines et voitures de sport.

- Exact. Sous le Second Empire, il y avait trois sortes d'écrivains, les gens comme Flaubert qui campait sur un rocher de cristal, des gens comme Hugo qui écrivait Les Misérables et une foule d'auteurs, des dramaturges surtout, qui se prostituaient au goût des bourgeois. Alors, ne parlons que de la grande littérature. Reconnaissons que la mémoire scolaire n'a retenu que les auteurs révolutionnaires.

- Oui, mais attention : au XX° siècle ces auteurs révolutionnaires s'appelaient Sartre et Aragon, grands amis de Staline et de Mao !

- Eh bien on va dire qu'ils ont trahi le peuple ! On peut le dire aujourd'hui : Giono avait raison contre Aragon qui l'avait mis à l'index et Camus contre Sartre qui avait fait à peu près la même chose.

- Mais est-ce que le peuple a besoin de tous ces écrivains ? De toutes façons, il ne lit ni les uns ni les autres.

- Mais qu'est-ce que tu fais de Jules Ferry ? Peut-il y avoir une république sans républicains et un républicain peut-il se passer d'avoir reçu une éducation républicaine ?





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