Nouvelles du front
À deux cents mètres de chez moi, je n'ai guère qu'à traverser la rue, il y a une charmante petite place triangulaire délimitée par l'éventaire de la fleuriste, par le garagiste et par le Café des thés, hélas fermé depuis des mois. Tout autour, il demeure des maisons d'un ou deux étages couvertes de tuiles rondes comme à Cucuron, qui ont survécu par miracle au milieu des immeubles. Un tilleul et un banc.
Avec mon fémur en tungstène, je n'avais fait depuis trois semaines que de rares sorties utilitaires comme vider les poubelles, prendre le pain, faire mes visites chez le kiné ou me faire piquer le bras contre ce p. de Virus. Foin du virus et de sa race ! L'envie m'a pris de passer une heure dehors pour célébrer le printemps et d'aller lire Le Monde sur le banc sous le tilleul. Entre parenthèses, je suis passé au journal numérique et c'est drôlement pratique sauf pour allumer le feu dans la cheminée, ce qui m'oblige à récupérer le moindre bout d'emballage alimentaire et à supporter des couleurs ennemies des marques.
J'ai donc pris ma canne, j'ai traversé la rue Dumont d'Urville, vous savez, l'explorateur qui s'est fait manger par les cannibales à moins que ce ne soit celui qui est mort dans l'accident de chemin de fer de 1842, j'ai traversé la rue Paradis en bien attendant que le feu soit au vert pour les piétons et j'ai emprunté la rue Édouard Herriot, qui a très justement dit que la culture, c'est ce qui restait quand on avait tout oublié. J'avais le soleil dans le dos et tout à coup, j'ai rencontré mon grand-père !
Je veux dire le fantôme de mon grand-père, ou plus exactement l'ombre d'Albert et plus exactement encore ma propre ombre qui ressemblait à s'y tromper à une petite photo en noir et blanc où Albert apparaissait, lui aussi avec sa canne, maigre, un béret sur la tête, assez gauche. Moi, je ne suis pas maigre, mais mince, notez la nuance, je vous prie, mais une ombre peut tromper. Sinon, c'était tout Albert en 1920. Quelques jours avant l'Armistice, cet artilleur avait été transpercé de sept éclats d'obus, toujours Saint Sébastien, et s'en était tiré après plus de six mois d'hôpital, alors forcément, il était assez maigre et marchait avec une canne, bien fragile, le pauvre.
J'ai pensé à Proust quand il remarque une chose que tout le monde peut noter, c'est qu'à partir d'un certain âge, on se surprend dans des attitudes, des gestes, des paroles de ses parents ou grands-parents, qui nous semblaient datés, dépassés et périmés et qu'on retrouve en soi avec un sentiment mêlé de reconnaissance et d'amertume.
Je n'ai pas retrouvé la photo évoquée. Celle-ci date du début des années 40. Albert avait perdu un œil.
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