Vivre confiné dans sa tour ?
Qui est le premier individualiste ? C'est Montaigne, bien sûr. Nous devons en parler ce soir avec mes amis d'Old'Up et j'ai repris mes papiers. Il me semble que je suis un peu en désamour. Bien sûr, Montaigne est un esprit libre qui s'est débarrassé de tous les préjugés possibles. Il est le seul en Europe avec Las Casas à avoir pris la défense des Indiens qu'on massacrait, il savait bien que les Protestants avaient au moins autant de droits que les catholiques, il n'avait aucun chauvinisme : il peut être dit penseur de l'humanité en quelque sens qu'on prenne le mot : la pitié pour les victimes et la conviction que les hommes sont tous les mêmes. Montaigne est le premier des modernes au meilleur sens du terme : avec lui, finies les barrières, les hiérarchies et les préjugés.
J'en viens maintenant à l'ambivalence de son individualisme. En positif, je viens de le rappeler, il est le premier à dire je, à faire abstraction du tout social et religieux, à se livrer à un examen systématique et sévère de sa personne. Il décape.
J'ai conseillé à mes amis de lire le dernier essai, De l'expérience. Montaigne y confesse ses habitudes les plus intimes : il lui faut une serviette blanche à chaque repas, dont il se frotte les dents au sortir de table, il n'aime ni les salades ni les fruits sauf le melon, il est friand d'huîtres au point d'en manger même quand il est malade, il n'aime pas faire l'amour debout, il aime dormir à la royale, sans femme, il a rendez-vous avec son ventre au saut du lit, il aime bien reposer ses jambes plus haut que son siège, etc. Il y en a des pages sur ce ton. Bien sûr, c'est touchant et pittoresque. Comme c'est moderne, dira-t-on ! On dirait des selfies adressés au monde entier à quatre siècles de distance !
Mais où veut-il en venir ? Il veut se débarrasser des livres de philo qui sont censés lui apprendre à vivre et qui ne lui ont rien appris du tout. Il constate que les simples gens, les paysans, qui ne savent même pas lire, sont plus sages que lui pour ce qui est d'accepter ce que la vie leur envoie et il a décidé d'oublier tous les livres. Il faut dire que la philosophie stoïcienne l'avait impressionné en profondeur autant que nous le marxisme-léninisme à une certaine époque. Montaigne est donc en pleine cure de désintoxication et ne supporte plus qu'un seul philosophe, Socrate, qui disait que tout ce qu'il savait, c'est qu'il ne savait rien...
Fort bien. Cette leçon vaut bien un fromage. Elle peut encore servir à tous ceux d'entre nous qui restent asservis à des croyances idéologiques ou religieuses aliénantes, n'est-ce pas, mon lecteur ? À ceux-là, Montaigne apporte l'acide du scepticisme.
Le problème, c'est plutôt le mauvais côté de l'individualisme, le repli sur soi et sur des enjeux égoïstes minuscules, économiques en particulier. Montaigne sera utile aux islamistes et aux nationalistes régressifs qui déclenchent des guerres partout. Mais les autres ? Ceux qui ne souffrent pas de trop d'appartenance mais de pas assez d'appartenance, qui vivent au sommet d'une tour ou d'une barre sans famille, sans amis, sans religion et sans territoire, dont le sens de la vie se réduit à la préservation du confort : à ceux-là, Montaigne n'a rien à apporter, lui dont toute la sagesse est de s'être retiré dans sa tour pour qu'on lui fiche la paix...
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